Jusqu’il y a une petite dizaine d’années, la corruption de fonctionnaires étrangers n’était pas répréhensible dans les principaux pays industriels exportateurs. Cela était considéré comme un mal relatif et nécessaire. Les emplois et rentrées fiscales étaient une considération plus importante que la moralité intérieure du marché acquéreur. S’en priver signifiait également s’exclure de ces marchés, au bénéfice de concurrents moins scrupuleux. Les commissions versées pour obtenir ou conserver des marchés étrangers étaient déductibles fiscalement comme toute autre charge d’exploitation. Elles étaient souvent dûment vérifiées et agrées à cet égard par les autorités fiscales même s’il s’agissait d’infractions à l’étranger. Cette pratique était en réalité dommageable à tous égards : elle renchérissait les contrats du coût de la corruption, au préjudice de la marge et de la compétitivité réelle de l’industriel, au préjudice de l’Etat acquéreur, mais au profit des quelques corrompus. Ce surcoût a pu atteindre parfois 7% ce qui est considérable pour une contreprestation dénuée de valeur intrinsèque et illégitime, et souvent supérieur à la propre marge industrielle. Elle faussait également la concurrence sur les marchés concernés, les décisions ne se prenant pas sur les qualités techniques et économiques d’une offre mais sur son niveau de commissions illicites. La Convention de l’OCDE contre la corruption de 1997, entrée en vigueur en 1999, a amené les Etats à incriminer pénalement la corruption de fonctionnaires étrangers et donc en principe à éliminer ce phénomène dès l’an 2000.
En France, la discussion a eu un tour intéressant au plan pénal. Certains juges ont estimé que la corruption de fonctionnaires étrangers constituait un acte contraire aux intérêts de l’entreprise, et les décaissements effectués à cette fin de l’abus de bien sociaux. Les entreprises ont soutenu que c’était au contraire l’obtention de marchés étrangers qui était conforme au bien social. Pour la Cour de cassation ayant tranché en dernier ressort, la commission d’une infraction, fût-ce à l’étranger, ne peut jamais rentrer dans la finalité sociale légitime d’une entreprise. Dans le même temps, la corruption de fonctionnaires étrangers était réprimée depuis de nombreuses années aux Etats-Unis par le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act). Les américains se sont drapés dans cette législation en avance sur celle de ses concurrents – mais lesquels concurrents ont toujours prétendu que les industriels américains la contournaient par divers procédés dont le recours à leurs filiales hors-USA.
Il est intéressant de voir comment, dans la période ayant suivi la mise en œuvre de la Convention de l’OCDE, les industriels ont adapté leurs pratiques. Certains ont adapté leurs pratiques pour respecter la loi, ayant notamment identifié les risques juridiques et judiciaires de sa transgression. D’autres les ont adaptées en apparence mais en recourant à des tiers ou à des artifices pour conserver des moyens de commissionnements illicites sur certains marchés. D’autres encore ont cherché à contourner la loi de manière délibérée, par nécessité ou réalisme prétendus, ou le sentiment d’une assez probable impunité. Les entreprises qui ont véritablement voulu éradiquer la corruption ont-elles été confrontées à la difficulté concrète de contrôler leurs réseaux d’employés et d’agents à cet égard. Une étude récente de KPMG [1] illustre ces risques et difficultés rencontrés par les entreprises sur des tiers partenaires et agents ainsi que dans la due diligence lors d’acquisitions. Sur un plan général, la corruption est loin d’être éradiquée mais la situation s’est considérablement améliorée s’agissant des grands groupes industriels depuis l’entrée en vigueur de la Convention – même s’il n’y a et pour cause pas de statistiques fiables sur ce sujet. La mise en cause pénale de dirigeants de sociétés, dans le pays d’exportation comme à domicile, le dommage d’image, les sanctions pénales et civiles, l’écartement de marchés publics sont des risques juridiques et judiciaires qui comptent pour beaucoup dans cette amélioration. L’amélioration est moins nette voire douteuse s’agissant de sociétés de tailles plus petites et selon les secteurs.
Pour ceux qui doutent encore de ces risques, deux exemples récents. L’allemand Siemens, dont plusieurs cadres sont traduits en ce moment en justice, se retrouve exposé judiciairement dans dix pays. Ce sont € 1,3 milliards de paiements illicites qui sont suspectés, il a déjà payé € 200 millions d’amendes et vient de provisionner € 1 milliard supplémentaires sur l’exercice fiscal 2008 en vue de transactions en Allemagne et aux Etats-Unis. IBM, longtemps suspectée de ne pas respecter le FCPA hors des Etats-Unis et ayant été exposée en Argentine notamment à la fin des années 90, est pour sa part interdite de contrats gouvernementaux aux Etats-Unis sur une enquête américaine. Outre les risques pénaux, les actionnaires d’une société cotée peuvent reprocher au management et à l’administration les dommages subis par la société y compris en termes de shareholder value pour son implication et les dommages subis, civils et pénalités, dans une affaire de corruption. Plusieurs securities class actions d’actionnaires lésés ont déjà eu lieu aux Etats-Unis. En tout état, après le compliance anti-blanchiment dans le domaine financier, le compliance anti-corruption a le vent en poupe. Aux Etats-Unis, le durcissement de la répression selon le FCPA et le niveau élevé de corruption qui subsiste dans de nombreux pays et pays émergents, notamment en Amérique du Sud et dans les anciens pays de l’Est et Républiques ex-soviétiques, entraînent l’explosion d’un véritable marché niche pour juristes et avocats [2] spécialisés en cette matière. Ce compliance là aura également un coût au titre de charge d’exploitation – mais lequel, outre les considérations morales, sera infiniment inférieur au coût direct de la corruption ou aux coûts et dommages de sa répression.