
De l’irrésistible ascension de la satisfaction équitable – et par-là de la Cour Européenne des Droits de l’Homme comme véritable instance supranationale
Départ en vacances sur un arrêt de la Cour qui étonne, plaît et laisse donc guilleret : dans l’arrêt Sabeh El Leil contre France du 29 juin 2011, la France est condamnée à verser 60’000 euros de préjudice plus de frais de justice de 16’768 euros. Il y a régulièrement des satisfactions équitables – le terme pour réparation devant elle – accordées par la CourEDH. Pourquoi cet arrêt plaît-il donc – et en lien avec la situation de la Suisse ? La CourEDH, comme l’apprennent les étudiants, n’est pas pour la Suisse une quatrième instance supranationale qui statuerait encore après la plus haute instance nationale, le Tribunal fédéral. C’est une Cour certes supranationale mais instituée par un traité, la CEDH. Si la CEDH est devenu un noyau dur de droits fondamentaux, et partant la Cour une sorte de Cour supérieure constitutionnelle, il n’y a pas pour autant d’effet dévolutif direct ni d’effet de réforme ou même cassatoire. Le défendeur/intimé n’est pas la partie ayant gagné devant la dernière instance nationale mais l’Etat de cette instance. Le recours est d’ailleurs une requête. Il ne vise pas à l’annulation de l’arrêt national mais la constatation par cette Cour de ce que par la décision interne de dernière instance, cet Etat a violé la Convention. Celui qui gagne devant la CourEDH a fait un large pas – mais seulement un pas. Il doit retourner devant la justice de l’Etat ayant rendu le décision attaquée et demander sa révision. Celle-ci prends du temps et ne s’obtient pas toujours de bonne grâce. Les Etats sont évalués sur leur mise en oeuvre des arrêts de la Cour, et certains requérants ont dû se plaindre à nouveau devant la Cour de ce que la justice nationale ne s’était pas mise en conformité de son arrêt. Avec en outre des problèmes complexes de causalité du dommage en droit interne. Bref un très long chemin de croix.
Dans Sabeh El Leil, le requérant, employé d’une mission diplomatique, se plaignait de l’immunité invoquée par son employeur en droit interne, immunité qui l’avait privé d’une créance salariale devant les tribunaux internes. La Cour constate que cette immunité viole la CEDH. Rien de nouveau à cela et très juste – même si c’est sur ce point que cet arrêt a été commenté à sa sortie. Mais la Cour lui alloue au titre de satisfaction équitable une somme quasiment identique à sa créance salariale déniée par la justice nationale. La France, parce que ses tribunaux ont violé la Convention, doit donc une indemnité fondée sur la Convention qui dédommage le requérant en étant victime. Deux conclusions. D’abord, la France doit ainsi du fait de cette violation de la CEDH par ses tribunaux indemniser le requérant de la créance salariale qu’il a été empêché par la justice interne de faire valoir contre son employeur le Koweit. La France plaidait précisément l’absence de causalité (argument plaidé de parfaite mauvaise foi par tous les Etats en pareille situation) en ce sens que rien ne démontrait que le requérant aurait obtenu sa créance si l’immunité avait été écartée. La Cour profile sa solution exactement sur ce terrain : elle admet cette causalité raisonnable sous l’angle de la perte d’une chance vraisemblable. La France en est-elle subrogée envers le Koweit ? Le requérant n’a que faire de cette question, probablement pas en termes de mécanique de la Convention – et peu importe.
Cela est-il choquant dans la mécanique de juridiction de traité qu’est la CourEDH et dans le mécanisme de révision interne qu’entraîne dans ce système un arrêt constatant une violation ? Certainement pas pour le requérant dont les droits ont été violés. Dans le terme satisfaction équitable, il y a précisément le mot équitable – et pour la partie victime seules la réparation et la reconnaissance de la violation de ses droits importent. Est-ce par cette causalité et référence à la perte de chance (point 72) l’émergence d’un chef de responsabilité pécuniaire autonome pour les Etats ayant violé la Convention basé sur les enjeux pécuniaires de la procédure nationale ? Une sorte de transformation de la CourEDH, au travers de la compensation directe des droits de la partie victime d’une violation de la CEDH, en une véritable et de fait instance supranationale directe ? La réponse à ces deux questions est ouverte – probablement dans le sens du oui. Et c’est probablement très bien.