
Jury ou pas jury à Genève ? Quelques réflexions, Badinter et la course de fond de peloton de l’OdA
Evidemment, quand c’est Robert Badinter qui s’exprime, le propos est de poids et suscite attention et respect. Dans le Temps de lundi, en marge de la votation du week-end prochain à Genève sur le maintien ou la suppression du jury populaire, Robert Badinter expose que son maintien, au-delà d’un débat qui demeure, est nécessaire pour que la justice conserve sa force symbolique. Malgré les défauts de ce système, cette participation des citoyens à la justice est une participation civique et une des formes de la démocratie. Le jury donne une légitimité à la main de la justice dans les affaires criminelles les plus graves, par la fonction répressive et expressive du verdict, par la sanction de la violation de la loi et de l’atteinte aux valeurs de la société. La réception du verdict par la population la plus grande si elle émane d’un jury populaire plutôt que d’une caste judiciaire. La perception par les victimes que leur souffrance a été perçue par leurs pairs aide à l’acceptation du verdict. Tout cela est philosophiquement exact et un point fort de la discussion. Ce n’est pas, sous cet angle, une marque de défiance envers la justice « professionnelle » auxquelles les affaires d’une gravité supérieure devraient être soustraites, comme a été exprimée et perçue devant la Commission judiciaire la position de l’OdA sur le sujet (cf. ce blog du 23 janvier 2009). Quelques réflexions sur le sujet, et sur les opinions que l’OdA vient de mettre en ligne sur son site – dix jours avant la votation soit en pleine fin de campagne, c’est-à-dire une fois de plus en courant après le train. J’ai d’ailleurs, comme beaucoup de citoyens, déjà voté.
En tant que praticien, la position de Badinter sur cet ancrage démocratique et civique de la justice dans la population m’interpelle naturellement sur ce plan philosophique. La réception de la justice et son ancrage démocratique et populaire sont une nécessité d’autant plus importante dans les affaires les plus graves. Dans la pratique, il demeure pourtant une réalité très crue qu’il n’est pas possible de savoir s’il est préférable qu’elle soit rendue par des magistrats professionnels plutôt que par des citoyens, j’entends par là que la justice rendue par des laïcs sera meilleure, plus fiable ou plus juste. Il y a donc là un double aspect : la qualité concrète de la justice d’une part, et sa perception et son acceptation d’autre part. Il y a l’aspect quelque peu effrayant, ou rassurant, de confier les destins les plus graves à des non-juristes, avec le correctif de l’explication du droit qui leur est donnée à Genève par le Président de la Cour. Il y a l’influence légitime ou illégitime qui peut, délibérément ou non, résulter de cette « explication » dans un monde juridiquement toujours plus complexe. Il y a la confiance qui peut être placée dans le jury quant à son intime conviction que les faits sont établis ou non, dont dépend souvent la culpabilité. Il y a la crainte que doivent ressentir les jurés eux-mêmes, même s’il s’agit d’un devoir civique, de savoir que des destins graves sont entre leurs mains alors qu’ils n’ont aucun repère, cela sans faire injure à leur capacité de comprendre l’explication du droit et de la jurisprudence par la Cour. Il y a le « vieux » problème de la motivation des décisions. Tous points connus et évoqués pendant la campagne à divers degrés de sophistication du débat lequel est passionnant.
Un jury sera-t-il donc finalement plus clément dans sa conviction sur la culpabilité par peur, le cas échéant excessive, de condamner un innocent ? Aura-t-il au contraire la main plus lourde par conscience répressive sociale ? Ou prendra-t-il justement et humainement en cause les circonstances personnelles et atténuantes – au-delà de la clameur répressive ? Personne n’en sait strictement rien et cela dépend de chaque cause et de multiples facteurs. Badinter exprime que cette incertitude-là du procès pénal a également une valeur en soi. Aux Etats-Unis, la vindicte contre les banquiers est telle qu’ils expriment le doute de pouvoir bénéficier de jurys impartiaux (cf. WSJ Law Blog). Pour autant, l’institution du jury semble avoir touché ses limites dans les Etats de droit dans lesquels la justice professionnelle est bien formée et indépendante. Dans certains systèmes anglo-saxons, dans lesquels il faut cependant dire que l’instruction d’audience est plus longue, l’attention du jury dans la durée est problématique et les jurés essaient autant que possible de se défiler tant ce devoir civique perturbe leur existence. Cela perturbe à son tour la composition et la représentativité mêmes du jury. Quand ils ne jouent pas au sudoku pour passer le temps ou mentent pour se dispenser (cf. WSJ Law Blog et WSJ Law Blog). Difficile de légiférer sur le degré d’attention obligatoire d’un juré… All in all, les deux thèses sont éminemment respectables, chacun aura sa position et le choix n’est certainement pas facile, mais il y a pour moi largement la philosophie dans une main et la réalité dans l’autre.
Quant à l’OdA, il vient de signaler à ses membres, dix jours avant la votation, la mise en ligne d’une note datée du 2 avril de Mes Jeandin et Pierre de Preux et un avis demandé à l’ancien juge fédéral Rouiller du 30 mars 2009. Respectivement 30 et 19 pages fort techniques qu’il faudra trouver le temps de lire et comprendre (et que peu de gens liront malheureusement en réalité, ce qui pose le problème de l’adéquation du format). Informer et éclairer les membres de l’Ordre, et le public, est une démarche intéressante, légitime et louable. Mieux vaut tard que jamais, a fortiori pour défendre une position noble. Il demeure regrettable et difficilement compréhensible qu’un tel combat, de surcroît technique et complexe sur in fine la compatibilité du droit cantonal avec le droit fédéral, intervienne complètement en aval du processus législatif cantonal et à quelques jours de la votation elle-même. Au plan de la communication, ces éléments de réflexion, mis à disposition des membres de l’Ordre en premier lieu, sont-ils vraiment adéquats ? Ils seront en tout état similairement bien difficiles d’accès aux non-juristes.