
Le non-problème du passage au privé des conseillers fédéraux et hauts commis de l’Etat – et le regret de l’absence de plus de passerelles entre secteurs privé et public
Le passage au privé de Moritz Leuenberger et du Secrétaire d’Etat à l’économie Jean-Daniel Gerber fait débat. Il y a également une question de sensibilité personnelle et politique face à chaque situation individuelle de ce type. J’avais été surpris initialement qu’Al Gore, ancien vice-président démocrate, soit immédiatement après son mandat vendu au grand capital en travaillant pour des hedge funds, icônes du capitalisme financier s’il en est. Chaque homme politique ou haut fonctionnaire a la responsabilité personnelle de l’apparence publique et médiatique de l’acceptation d’un mandat donné – mais cette décision est la sienne. Ce débat est en tout état légitime mais dépasse donc le cadre de ce « recyclage » a post. Il pose en réalité celui inverse et plus global de l’absence de passerelles plus nombreuses et plus flexibles entre la fonction publique et le secteur privé, dans les deux sens. Ce qui est critiqué ici est qu’un fonctionnaire important puisse capitaliser sur son passage dans l’administration, sur les compétences, connaissances et contacts qu’il a acquis, pour recevoir ensuite des rémunérations élevées dans le privé. Et que le privé en « bénéficie » ainsi. Ce raisonnement est mesquin et nuisible.
De telles compétences, connaissances et contacts sont profitables à titre individuel et pour les sociétés qui en bénéficient – donc pour l’économie et sa compétitivité. Ils sont un fait, un acquis, possédé en propre par la personne, protégés par le droit et librement exploitables – sauf le secret de fonction qui n’est pas le problème visé en l’occurrence. Il n’y aurait que dans le cas où la qualité d’ancien haut commis de l’Etat soit utilisée à mauvais escient, voire illicitement, pour obtenir des faveurs ou passe-droits de l’administration, ou au plan politique, que cela poserait problème. Cela n’est pas un problème majeur en Suisse – et ce problème concerne(rait) alors l’ensemble du système et non ce « recyclage » en tant que tel. Il n’y donc a pas lieu de légiférer ou de réglementer un tel passage. Ce serait législativement hasardeux, au-delà de la question de principe tant au niveau des définitions que du nombre de situations différentes à devoir couvrir en termes généraux et abstraits. Cela entrerait également en conflit avec des droits et libertés garantis, notamment par la Constitution et les droits fondamentaux, et par les droits civils de la personnalité. Le temps des anciens conseillers fédéraux administrateurs amateurs potiches et honorifiques dans des dizaines de sociétés, comme dans les années 70, est révolu. Une bonne rémunération dans le privé du fait d’un passage dans le public est la contrepartie de salaires, pour bonne partie à juste titre, moins élevés dans le public.
En Suisse, les cursus et les filières sont trop figés, trop linéaires. L’économie et l’administration auraient à gagner de passerelles plus fréquentes et à tous stades – et donc non seulement en fin de course. Il est favorable à l’administration de ne pas être peuplée que d’aparatchiks cultivés en serre – mais de bénéficier de cadres ayant connu la culture, le mode concurrentiel et les nécessités de développement très différents du privé. Il est favorable au secteur privé de disposer de cadres connaissant l’appareil de l’Etat, le fonctionnement du cadre administratif du pays, et les règles de gouvernance publique et politique. Même si elle existe à des degrés divers dans certains secteurs, dont le droit au plan des administrations fiscales et de la magistrature, la Suisse souffre de ne pas avoir ou permettre de plus amples passerelles entre les secteurs, et à tous stades des cursus. Elle souffre parfois d’une opposition un peu dogmatique, même relative, entre ces deux mondes et ces deux cultures. Cette liberté de mouvement existe dans certains cas de droit mais pas dans les faits à cause des mentalités, des habitudes, de la culture de ces deux camps. C’est une des forces des Etats-Unis dans presque tous les secteurs de l’administration y compris la diplomatie. Et à remédier ainsi en Suisse.