Il existe à Genève depuis le 30 mars 2006 une Loi sur la dénonciation anonyme (concrétisée par la forme d’une modification de la Loi genevoise de procédure administrative), faisant interdiction générale à l’administration de donner suite à une dénonciation anonyme. Cette loi a été adoptée sans grande publicité dans les médias par le Grand Conseil le 26 janvier 2006.
Cette loi est intéressante à deux titres (outre que personne n’en parle jamais ni n’en a réellement connaissance ou conscience) : Premièrement elle est parfaitement inapplicable concrètement et deuxièmement elle interpelle, au-delà de ce caractère inapplicable, par ses motifs, sa ratio legis, sur le rapport à la dénonciation anonyme, à la délation, dans notre société moderne, sujet vaste et permanent au plan philosophique.
Elle est inapplicable concrètement : Si une administration reçoit une dénonciation anonyme portant sur des faits précis, vérifiables, des personnes physiques ou morales déterminées, elle ne pourrait pas ouvrir son action. S’il y a une situation contraire au droit, patente ou non, l’administration ne pourrait donc pas agir, non seulement pour la sanctionner mais pas même pour la corriger ou y remédier. L’on pense ainsi à un état de fait dangereux en matière de police des constructions ou de pollution – mais pas seulement d’un état de fait dangereux mais simplement contraire au droit, et il en va ainsi d’un nombre illimité de situations.
Dans un tel cas de deux choses l’une : Soit l’Etat est totalement empêché d’intervenir – et la conséquence de la loi est inopportune par rapport au bien commun (jusqu’à ce que, mais peut-être jamais, l’intervention de l’Etat soit générée autrement et de manière valable). Soit l’administration « s’arrange » pour constater « autrement » cet état de fait et permettre l’intervention de l’Etat, auquel cas l’intervention de l’Etat se produit de manière biaisée, sur une base non transparente, soit aux antipodes de l’esprit de cette loi. Cela sans aucune chance pratique et effective pour l’administré de démontré que l’Etat a biaisé.
L’on rétorquera à cela que les états de faits dangereux pourraient tomber sous le coup d’une exception générale liée à la sécurité publique ou de l’état de nécessité. Peut-être, bien qu’une telle exception ne soit pas prévue. Sa mise en œuvre dépendrait alors de la dangerosité de l’état de fait, chose qui peut s’apprécier juridiquement, mais cette loi paralyserait toujours l’action de l’Etat dans des situations illicites, parfois gravement illicites, mais non dangereuses.
L’on voit mal également, et c’est là un autre problème qu’elle pose en matière de droits subjectifs, un administré tirer avantage de loi pour paralyser une action de l’Etat à l’encontre d’une situation établie comme illicite, au motif qu’elle résulterait d’une dénonciation anonyme. Une telle protection d’un état de fait par hypothèse illicite du seul fait du caractère anonyme d’une dénonciation est discutable en termes de hiérarchie des valeurs et même de moralité. Cela revient, au fond, à protéger l’illégalité au motif qu’elle n’est dénoncée qu’à visage couvert. Il y a quelque chose de choquant, de fondamentalement contraire à l’Etat de droit, dans cette proposition.
Et c’est bien de cela qu’il s’agit finalement en réalité : de moralité, du rapport à la délation et à l’intervention de l’Etat de manière générale dans nos sociétés modernes, et c’est cela que le législateur cantonal à voulu traiter par l’adoption de cette loi insensée puisque l’on retrouve dans les travaux préparatoires les termes de « philosophie politique ».
La délation, terme qui n’est pas le synonyme de dénonciation, est un acte qui possède une connotation sinistre et moralement condamnable, en tant qu’il rappelle des périodes sombres de l’histoire et des sociétés dans lesquelles des régimes autoritaires se nourrissaient de la défiance des citoyens envers les autres, de la surveillance et de l’oppression des uns par les autres. Nombreuses ont été les sociétés dans l’histoire dans lesquelles résister à l’Etat par hypothèse brutal et répressif était nécessaire ou « moral », et dans lesquelles la délation était similairement un acte moralement laid. Il n’y a rien à redire à cette appréciation, aussi raccourcie soit-elle.
Cette vision est toutefois dépassée, à tout le moins dans un véritable Etat de droit. L’Etat, aujourd’hui, même si la justice absolue reste un objectif théorique, n’est plus brutal et arbitraire. Les droits et garanties fondamentales offerts aujourd’hui au « dénoncé », même anonymement, dans un Etat de droit, ne justifient probablement pas d’en paralyser l’action pour ce motif.
L’on rétorquera encore à cela que l’Etat de droit justifie d’autant plus que le dénonciateur ne soit pas anonyme, qu’il doive assumer également son acte, puisque l’Etat de droit est là, symétriquement, justement, pour le protéger par hypothèse de la vengeance du dénoncé.
Cette proposition se tient et est vraie dans une large mesure mais a cependant des limites. Il demeure des situations dans lesquelles un fait illicite doit être porté à la connaissance de l’autorité, pour le bien commun, et dans lesquelles un dénonciateur n’osera tout de même pas le faire à visage découvert. A tort ou à raison. Par chicane, ce qui n’est pas très élégant, mais parfois par crainte, fondée ou non, de désagréments dont l’Etat ne pourra pas nécessairement le protéger entièrement.
Il demeure nombre de situations de la vie civile dans lesquelles dénoncer un état de fait administrativement illicite est difficile, hasardeux, même pour celui qui n’agit pas par chicane, vengeance ou jalousie. Et dont le fait qu’il le fasse anonymement n’est pas toujours nécessairement moralement laid. Et dans lesquelles la protection de cet état de fait illicite par le fait que la dénonciation est anonyme n’est pas justifiable.
Evidemment, l’on pense principalement à ce sujet aux dénonciations anonymes en matière fiscale et douanière – puisque ce sont là les deux domaines où il y en a probablement le plus. Il n’est certes pas élégant de dénoncer son voisin ou son ennemi en matière fiscale ou douanière, par chicane, jalousie ou vengeance (il y aurait eu 59 dénonciations ignorées en application de la loi sur 96 en 2006 à en croire les chiffres évoqués dans un média par l’administration fiscale genevoise). Est-ce moralement laid ? Peut-être – bien que là de même, ce débat soit aujourd’hui plus vaste et complexe qu’il n’y paraît même au seul plan philosophique. Toujours est-il qu’il s’agit là de morale et qu’il y a à la base un état de fait illicite dénoncé. J’imagine mal l’administration se retenir de provoquer « autrement » comme évoqué plus haut l’ouverture de la procédure fiscale si le fait dénoncé anonymement devait porter sur un rappel d’impôts en millions ou dizaines de millions.
Quoi qu’il en soit, même s’il était philosophiquement juste, souhaitable, d’empêcher le traitement d’une dénonciation anonyme par l’Etat, ce qu’a visiblement considéré le législateur cantonal, il n’en reste pas moins que cette loi est en réalité parfaitement inapplicable pour les deux raisons exprimées plus haut.
L’on se réjouit donc de voir un jour, peut-être, cette question être traitée par une instance juridictionnelle !