
Nouvelle affaire des fiches et espionnage : La tradition dans la modernité – ou redéfinition fondamentale du renseignement et des services secrets ?
La première affaire des fiches avait été un choc. Au même moment que la chute du mur de Berlin, juste avant la chute inexorable du bloc soviétique et de ses régimes liberticides, la Suisse découvrait un système occulte et opaque de renseignement par fiches papier nominatives. Il représentait ce qui avait été honni et critiqué dans les autres pays – totalitaires mais pas seulement – au fil des années 80. Il faut dire que les années 80 ont été celles de nombreux progrès politiques, juridiques et sociétaux, en lien justement avec la liberté individuelle et le rôle de l’Etat dans la vie des citoyens. La guerre froide prendrait fin avec les formidables élans de liberté et de communication que ces régimes n’arriveraient plus à juguler. Et avec la fin de la guerre froide une modification radicale des menaces sécuritaires pour les Etats occidentaux. En 1990, l’affaire des fiches était un scandale – mais je ne l’ai jamais vraiment prise comme tel ni au sérieux. Ceux qui avaient tenu ces fiches étaient des idiots dépassés par leur temps. Ils ne pouvaient déjà plus rien en faire au plan interne compte tenu de l’évolution déjà intervenue du droit et des idées. D’autres, plus vieux et ayant connu la guerre ou des dérives totalitaires, ou des activistes plus à vif, avaient été davantage choqués et vindicatifs. Légitimement. Où veux-je en venir ? Cette nouvelle affaire des fiches est en 2010 simplement risible. Elle n’est inquiétante que de l’absence d’évolution de certaines mentalités, et du niveau d’amateurisme et d’inadéquation de nos services secrets aux menaces sécuritaires actuelles.
De telles fiches sont aujourd’hui tout d’abord inexploitables. La protection juridique dont jouissent les citoyens, les droits de l’homme, et leur effectivité judiciaire, lesquels n’existaient pas il y a trente ans, les rendent inutiles. Ensuite, il y en a plus aujourd’hui sur quiconque sur le net, et accessible via Google, que dans de telles fiches. Enfin, il y aura toujours des fiches au sens de compilation de données sur des personnes puisque les agences de renseignement, de même que la police, continueront à surveiller des personnes dangereuses pour la sécurité de l’Etat ou pour l’ordre public. Le progrès n’est pas la suppression – impossible – de fiches dans le sens de compilation de données. Le progrès est de cadrer juridiquement leur emploi, que ce cadre soit effectif et surveillé judiciairement et politiquement, et surtout qu’il y ait une véritable et juste définition des menaces justifiant la surveillance. Ce progrès-là est essentiel, considérable et, surtout, concret. Mais cette nouvelle donne va comporter, dans nos démocraties modernes, grâce au droit et à l’Etat de droit, une redéfinition plus importante et relativement peu débattue : celle du rôle du renseignement et du cadre institutionnel dans lequel il doit évoluer. Le renseignement, espionnage ou contre-espionnage, peu importe la sémantique, a toujours été secret et in fine en marge du droit commun. Comme l’avait dit, magnifique, obsolète et acculé, le Général Imbot à la télévision, avec képi, uniforme, décorations et la brillance des grands militaires, à l’époque où la France avait coulé le Rainbow Warrior avec des faux passeports suisses, les services secrets, comme leur nom l’indique, c’est secret… (et un militaire ne devrait JAMAIS aller faire un 20 heures à la télévision !).
Le renseignement, ce sont en réalité exclusivement des activités qui sont illicites : fichage, écoutes, filatures, corruption, soustraction de données, infiltrations, contrainte, violation de la sphère privée et commerciale, espionnage économique, militaire et technologique, destruction physique d’installations, éliminations de personnes, soutien à des rebelles ou dissidents, distorsion de la démocratie, violation de la souveraineté du territoire d’Etats tiers ennemis ou même amis, etc. etc. Rien de légal donc en réalité sous l’angle du droit commun. Mais pour assurer la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat. Ce type d’activités peut-il survivre dans un monde dans lequel toute personne touchée dispose de droits effectifs et concrets ? Est-il défendable de maintenir les services secrets hors du droit – lequel doit désormais s’imposer à toute l’activité étatique ? Les services sont-ils au surplus vraiment ou toujours utiles en termes de réponse aux menaces sécuritaires modernes ? Il est peut être facile de le dire assis tranquillement sur sa chaise dans un pays politiquement stable et sûr. Mais cette évolution est, et à juste titre, le sens de l’évolution institutionnelle de nos sociétés. For good. James Bond a vécu. Même dans ses films la menace sécuritaire a radicalement (et visionnairement) évolué depuis la fin de la guerre froide. Il boit toujours de l’alcool fort une montre suisse ostensiblement au poignet dans les bars chic des palaces. Il peut continuer à boire pour oublier qu’il ne sert plus à rien.