
Sociétés d’avocats en Suisse : Chronique d’un ‘binz’ annoncé / l’ATA du 28 avril 2008 refusant l’exercice de la profession sous forme d’une LLP anglaise
Alors que la LLCA avait précisément pour vocation de créer un standard minimal national de pratique du métier dans toute la Suisse, et au plan international en application de la libre circulation/des accords bilatéraux, c’est désormais au contraire le binz s’agissant de la pratique sous forme de société anonyme. Cela par la faute d’un législateur et d’un DFJP frileux, compliqués, ou sans véritable intérêt à la chose ni sens de l’anticipation – et de la FSA et des Ordres cantonaux spectateurs assez passifs d’une évolution pourtant prévisible et inéluctable.
La LLCA ne réglant donc pas expressément cette question, celle-ci a dû être résolue sur la base d’interprétations assez franchement ésotériques de la loi et sous l’angle d’autres conditions qu’elle contient dont, essentiellement, celle d’indépendance.
Faute ainsi pour le législateur de l’avoir réglée et des associations professionnelles d’avoir agi en amont, les Etudes souhaitant cette évolution ont agi, provoqué le débat et proposé leur interprétation de la LLCA aux commissions du Barreau cantonales puis aux tribunaux, voie dès lors institutionnellement « normale ». Parfois avec préavis – variable – des Ordres cantonaux, depuis lors définitivement spectateurs puisque la question leur échappant au profit des autorités administratives et judiciaires saisies.
Et c’est là que le binz commence. Alors que la LLCA se voulait un level playing field au plan national et international, chaque autorité cantonale y va de sa motivation, avec des divergences compte tenu de la difficulté de l’interprétation concernée et des sensibilités et conceptions « locales » de la profession en jeu. Cela alors que le problème de droit est en tout état dépassé par la réalité du terrain en Suisse et à l’étranger.
Ainsi, à Zürich, la commission cantonale compétente accepte cette pratique, sur préavis favorable de l’Ordre cantonal, en octobre 2006 déjà. Elle est acceptée également en Argovie, à Berne et à Obwald. A Genève, la Commission du Barreau est d’un avis contraire, cassé ensuite par le TA qui admet la pratique en SA. A St-Gall, la commission cantonale rend tout récemment le 13 mai 2008 un avis refusant l’exercice en SA. A Genève enfin, le TA rend pour sa part un arrêt du 29 avril 2008 excluant la pratique sous forme de succursale d’une LLP anglaise. Deux considérants clés de cet ATA sont reproduits ci-dessous. Les motifs apparaissent discutables, peu cohérents avec son propre arrêt précédent et probablement contraires à la libre circulation, question que le TA n’aborde même pas ! Le fait – moins juridique – que l’essentiel des associés de cette Etude soient installés à Genève plutôt qu’à Londres a cependant peut-être joué un rôle dans la solution. L’Etude concernée ayant renoncé à recourir au TF, cette décision en demeurera là pour l’instant.
Presque deux ans après la première décision zurichoise favorable, il est donc beau le level playing field voulu par la LLCA ! La situation n’est pas même encore claire d’un canton à l’autre et le TF n’a pas encore été amené à trancher, tout cela alors qu’il y a des sociétés anonymes d’avocat qui existent en Suisse, que l’on ne peut distordre de la sorte le marché intérieur et que faire marche arrière n’est pas envisageable au vu de l’évolution générale et internationale dans laquelle cela s’inscrit (cf. ce blog du 6 octobre 2007 et 31 mars 2008). Et qu’il y a de même déjà des sociétés d’avocats étrangères ayant un établissement stable en Suisse et y employant des avocats dûment brevetés suisses ou répondant individuellement aux conditions de pratique des avocats étrangers de la LLCA, elles-mêmes déduites des accords bilatéraux. Et dont des LLP’s anglaises qui emploient des avocats suisses inscrits au tableau… Les voulons-nous dans la lumière et soumis à surveillance ou à la cave clandestinement ou dans une zone grise ? Tout cela n’est ni cohérent ni sain.
Le TF n’a certes pas encore tranché et la question de droit de la conformité de l’exercice en SA avec la LLCA est intéressante et controversée, en général et sous l’angle de la condition d’indépendance. Les motifs des partisans et des opposants sont honorables et confrontent des conceptions différentes du métier, mais lesquelles ne sont probablement pas incompatibles. Et il est toujours intéressant de voir comment tranchent les tribunaux lorsque la réalité a pris les devants sur l’état de la loi…
ATA du 29 avril 2008 – extraits des considérants :
EN FAIT
4. Le 25 juin 2007, la commission a rendu sa décision. Elle était l’autorité de surveillance des avocats au sens de la loi fédérale sur la libre circulation des avocats du 23 juin 2000 (LLCA – RS 935.61) et tenait le registre cantonal correspondant. Les conclusions déposées par le requérant étaient « difficilement recevables ». La commission considérait néanmoins qu’elle ne trouvait « aucune raison d’accepter pour la pratique du barreau par des avocats inscrits au registre cantonal des formes juridiques de droit étranger ». ll appartenait au législateur de trouver une réponse satisfaisante aux attentes exprimées par le requérant. A teneur du dispositif de la décision de la commission, la requête émanant de M. Z_____ et de l’Etude S_____ a été rejetée.
EN DROIT
8. La question se pose toutefois dans des termes différents lorsque l’activité principale du cabinet d’avocats considéré se déroule en Suisse ou à partir de ce pays et que le choix d’une forme juridique de droit étranger ainsi que du siège dans un pays étranger procède du souci des personnes considérées de trouver la forme juridique qui leur soit le plus favorable.
a. Selon la jurisprudence, il y a fraude à la loi lorsqu’un justiciable recourt à un moyen apparemment légitime pour atteindre un résultat qui, lui, est prohibé (ATF 132 III 212 pp. 219-220). Cette notion suppose ainsi l’existence d’une norme d’interdiction qui pourrait s’appliquer à l’opération litigieuse.
En l’espèce, rien n’indique que l’avocat associé d’une LLP ne serait plus en mesure de respecter les obligations d’indépendance contenue dans les articles 8 alinéa 1er lettre d et 12 lettre b LLCA. En particulier, l’associé ne deviendrait pas l’employé d’une personne qui ne pourrait être inscrite au registre cantonal (art. 8 al. 1er let. d LLCA) et il continuerait à exercer l’activité d’avocat de manière indépendante en son nom personnel et sous sa propre responsabilité (art. 12 let. b LLCA). Le projet de constitution en LLP n’a donc rien de frauduleux en lui-même.
b. Il y a encore lieu de déterminer si la construction choisie par le recourant permet à l’autorité de surveillance ainsi qu’aux autorités de recours d’exercer leur pouvoir dans les mêmes conditions qu’à l’égard d’une société de droit suisse.
S’agissant d’un cabinet d’avocats comptant plusieurs associés exerçant à Genève et un seul pratiquant à Londres, il y a lieu de déterminer si le recours à une forme de société de personnes, inconnue en droit helvétique, est protégé par la liberté économique.
ba. Les personnes morales de droit étranger peuvent se prévaloir de la liberté économique à tout le moins lorsqu’elles sont inscrites dans un pays lié à la Suisse par l’ALCP (ATF 131 I 225 consid. 2 p. 227). Si la LLP projetée par le recourant avait été fondée, elle pourrait se prévaloir de la liberté économique devant les autorités et juridictions suisses dans la même mesure qu’une personne morale de droit interne. Elle serait ainsi – prima facie – habilitée à s’opposer avec les associés visés à une décision qui leur interdirait de s’inscrire au registre cantonal des avocats.
bb. Les restrictions de la liberté économique obéissent non seulement au régime de l’article 36 Cst., mais elles doivent en outre respecter le principe de la libre concurrence ; elles ne peuvent ainsi favoriser certaines branches ou certaines formes d’activité économique (ATF 131 I 225 consid. 4.1 p. 231). L’Etat doit ainsi respecter les principes de la « neutralité concurrentielle » et de « l’égalité de traitement entre concurrents » (A. AUER/G. MALINVERNI/M. HOTTELIER, op. cit., vol. II, Berne 2006, 2ème éd., p. 447). Les cantons peuvent restreindre la liberté économique par des mesures de police, de politique sociale ou par d’autres mesures dictées par l’intérêt public.
bc. L’exercice de la profession d’avocat est protégée par un monopole, institué par l’article 2 LLCA : seuls les titulaires du brevet correspondant peuvent exercer la représentation en justice en Suisse.
bd. Il appartient à l’autorité cantonale de surveillance de s’assurer que les conditions fixées à l’exercice de la profession d’avocat inscrit au registre cantonal sont remplies en tout temps ; elles constituent le pendant du monopole dont jouissent les avocats.
En l’espèce, le choix d’une forme de société inconnue du droit suisse ne correspond à aucune nécessité dès lors que les associés exercent en Suisse, à l’exception d’un seul. Comme le recourant entend continuer à exercer sa profession sous une forme garantie par un monopole, il n’est pas contraire au principe de la liberté économique de prendre en compte l’intérêt public au caractère effectif de la surveillance à assurer par l’autorité publique et celui consistant à offrir aux justiciables ses services sous une forme commerciale reconnue en droit suisse. Or la surveillance sera rendue plus aisée par le recours à une forme juridique connue en droit suisse, ce qui correspond également à l’intérêt public. De surcroît, l’organisation sous la forme d’une personne morale de droit suisse facilite les rapports avec les cocontractants sur le marché suisse, l’intérêt public à une surveillance effective l’emporte sur l’intérêt privé du recourant à choisir la forme de la LLP pour poursuivre son activité d’avocat inscrit au registre cantonal. Ces restrictions sont d’autant plus conformes au principe de la proportionnalité que le tribunal de céans à reconnu récemment la licéité de l’exercice de la profession d’avocat par des praticiens formant une société anonyme (ATA/111/2008 précité). Elles n’entravent donc pas grandement la liberté économique du recourant.
On a vraiment l’impréssion que tout le monde évite le Tribunal fédéral! Pourquoi?