Sphère privée et surveillance : L’étonnante passivité du public et le contraste avec la préoccupation des activistes et des autorités

Posté le 13 février, 2014 dans divers

Ce blog a souvent relevé ce paradoxe. Le public s’offusque mollement et brièvement, partage l’indignation de principe face à des atteintes à la sphère privée, qu’il s’agisse de surveillance par des services secrets ou de police, de réseaux sociaux ou de compilation de données à des fins commerciales. Mais finalement s’en accommode et ne fait rien contre ni pour s’en préserver. Ce sont au contraire le législateur et les autorités de protection des données qui s’en soucient, fixent certaines limites pour protéger le public et la société – dans la relative indifférence de ceux-ci. De fait, tout le monde est d’accord pour se plaindre au Café du Commerce d’être traçable et susceptible d’être mis à nu par sa carte Coop (« Vous avez la carte Coop ? »), ses cartes de crédit, son dossier d’assurance maladie, Facebook, son natel, ses emails, la puce électronique de sa BMW, etc. etc. Personne ne s’abstrait pourtant de ce monde numérique mémorisé en n’ayant pas de natel, en payant cash et en envoyant des lettres en papier par la poste. Il est bien ainsi que les élus et les autorités dédiées à ces problématiques le fassent – et il y a une raison à cette passivité du public. Dans la majeure partie de notre vie moderne, cette numérisation et mémorisation de nos données nous sert : conserver et retrouver sur des supports pratiques un email, une facture, l’acte d’un médecin, un numéro de téléphone, la date d’un accident ou d’une fête, un paiement, un achat, etc. Et si d’aventure, dans un Etat de droit, la police a besoin d’élucider un délit, eh bien ces données sont alors utiles. Il n’y a donc rien de mal pour celui qui n’a rien fait de mal.

Et si un responsable RH pense que c’est plus important de savoir si on a dit des bêtises ou montré ses fesses dans une soirée mousse sur les réseaux plutôt que faire intelligemment son travail, y avait qu’à pas et tant pis. Et finalement bien peu de criminels les piratent pour nous voler ou nous kidnapper. La clé du problème est donc bien là : dans un Etat non-totalitaire ne dévoyant pas l’obtention ou la surveillance de telles données numériques collectées pour persécuter le citoyen ou biaiser le processus politique et démocratique, ou pour chercher le crime à tout hasard hors les conditions d’ouverture d’une enquête, cette numérisation de nos vies paraît effectivement à la fois utile et indolore. Et même philosophiquement acceptable. On a été trotskiste, déjanté, tué cinq-cent personnes dans un jeu en ligne ou fumé des joints dans sa jeunesse ? C’est un fait et non une invention – et il faut assumer. Tout le monde s’en moque d’ailleurs. Et cela semble d’autant plus acceptable que dans nos sociétés, il y a des garde-fous permettant d’accéder à nos informations et d’en demander la destruction – avec droit d’action en justice. Circulez donc, le problème est bien moindre que ce que les extrémistes de la privacy en disent, sûrement davantage des vieux soixante-huitards que des jeunes d’aujourd’hui. Mais le débat, simpliste et simplifié, s’arrête là – et c’est une erreur.

Le postulat de départ doit être philosophiquement l’inverse : un monde dans lequel tout est collecté, accessible et conservé est tout simplement inhumain. Chacun doit avoir le droit à l’anonymat, à l’oubli, à choisir ce qu’il dit ou montre de lui. Chacun doit avoir le droit de se retrancher dans sa privacy, ou d’en sortir. Montrer ses fesses dans une soirée mousse arrosée est une chose. Elle est immédiate, vécue, réelle, ordinaire. Mais la numériser, la conserver et qu’elle soit diffusable à l’infini en est une autre. L’immédiateté de tout événement de la vie et l’écoulement du temps sont propres à l’existence. La résilience, l’effacement, évoluer, avancer, sont nécessaires au processus de vie, à la santé mentale et in fine à la liberté. Ce n’est qu’en le gardant bien à l’esprit que les garde-fous pourront avoir l’amplitude et l’efficacité nécessaire pour jouer leur rôle indispensable face à ces réalités numériques.

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